Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi, Pierre Bollon, Pierre Jacquet, Bertrand Labilloy et Philippe Trainar
Risques : La direction générale de l’Armement (DGA) est au cœur de l’autonomie stratégique française. Quel est aujourd’hui son rôle dans un contexte de tensions accrues ?
Emmanuel Chiva : La DGA est un objet administratif non identifié, fondé en 1961 par le général de Gaulle pour bâtir l’autonomie stratégique de la France, notamment sur le plan de la dissuasion nucléaire. Les principaux faits d’armes de la DGA ont d’ailleurs trait à la dissuasion. La DGA a pour mission d’équiper les forces armées et de préparer le futur de notre système de défense. Dans ce cadre, elle conduit la politique industrielle de défense et la stratégie qui structure la base industrielle et technologique de défense (BITD). Pour mémoire, cette dernière regroupe les neuf grands maîtres d’œuvre industriels ainsi que 4 500 sociétés dont 1 300 sont critiques. Concrètement, investir dans la défense c’est investir dans ces 4 500 entreprises dont la plupart sont duales et dont le business model primaire n’est pas forcément celui de la défense. Celles-ci n’en demeurent pas moins essentielles au maintien de notre autonomie stratégique. La DGA est le premier investisseur de l’État, avec environ 20 milliards d’euros investis par an, et 20 milliards d’euros d’exportations en 2023, la France étant le deuxième exportateur mondial d’armements. Interface stratégique entre les forces et les industriels, la DGA s’inscrit sur le très long terme. Lorsque nous mettons au point un porte-avions nucléaire de nouvelle génération nous savons qu’il va naviguer jusqu’en 2090. Il va intégrer des technologies que l’on ne connaît pas, dans un contexte que l’on ignore encore à ce jour, et avec une ambition géopolitique susceptible d’évoluer. Nous nous inscrivons sur le temps long tout en conservant une adaptabilité permanente dans nos réponses pour pouvoir transformer nos capacités et définir de nouvelles orientations.
Risques : Face à des tensions géopolitiques inédites, comment nos sociétés doivent-elles s’adapter au risque de guerre ?
Emmanuel Chiva : Nous sommes actuellement dans un contexte inédit : les menaces augmentent, elles s’accélèrent et elles se superposent. Il y a quelques années, à l’École de guerre, on enseignait le triptyque suivant : paix, crise, guerre. Nous avons changé de paradigme. Prévalent désormais les trois mots-clés suivants : compétition, contestation, affrontement. Précisons que les contestations sont en ce moment permanentes. Les menaces traditionnelles perdurent, par exemple le terrorisme militarisé, parallèlement au retour d’une menace territoriale marquée par un usage désinhibé de la force. Le cas de l’Ukraine en est une illustration frappante. Nous observons également une superposition et un élargissement des champs de confrontation. Désormais, la guerre se mène dans les airs, en mer, sous la mer, à terre, dans l’espace, mais aussi dans les champs immatériels, marqués par une intensification de la menace cyber. Nous évoluons dans un contexte de menaces hybrides : aux affrontements traditionnels s’ajoutent des attaques invisibles qui peuvent cibler le cœur du fonctionnement de nos sociétés comme les infrastructures énergétiques, sanitaires ou bancaires. Ces attaques, souvent imprévisibles, peuvent provoquer des effets systémiques considérables. Nous assistons à la fin consommée des «dividendes de la paix» et au bouleversement des alliances militaires traditionnelles. La nouvelle Revue nationale stratégique, annoncée par le président de la République le 13 juillet dernier, vise justement à apporter une réponse européenne et globale à ces défis. Mais les enjeux sont tels qu’ils dépassent le seul cadre militaire : il est indispensable d’associer la société civile et les acteurs économiques à cette réflexion. C’est dans cette optique que nous avons créé, en juin dernier, le Club des investisseurs de la défense pour acculturer les acteurs privés à ce qu’est la BITD et les sensibiliser aux opportunités qu’elle recèle. Cette base industrielle et technologique est particulièrement dynamique et constitue, de surcroît, un puissant moteur de croissance pour l’économie nationale.
Risques : Quelles conséquences ce contexte a-t-il sur la coopération européenne en matière de défense ?
Emmanuel Chiva : Nous faisons face à un risque de désengagement de nos alliés, notamment transatlantiques. Je suis convaincu qu’il faut transformer cette difficulté en opportunité. Aujourd’hui, une fenêtre d’action s’ouvre à nous pour réaffirmer l’importance de l’échelon européen en matière de défense. Bien sûr, il existe des disparités entre pays européens car peu sont dotés d’une véritable BITD et certains comptent encore sur le seul soutien des États-Unis. C’est pourtant l’occasion de prendre nos responsabilités et d’affirmer notre crédibilité en tant que pays moteur de notre propre destinée. Il est impératif que nous restions souverains sur le front de la dissuasion nucléaire. S’agissant plus précisément des États-Unis, nous pouvons consentir certaines dépendances sans toutefois s’y soumettre entièrement. Être allié ne signifie pas être aliéné. Par exemple, notre porte-avions de nouvelle génération sera équipé de catapultes électromagnétiques fournies par l’américain General Atomics. Ce choix est logique : comme nous n’exportons que peu de porte-avions, il n’était pas opportun de créer une filière nationale de catapultes qui ne serait pas soutenable. Avec nos voisins européens, nous avons jusqu’ici pratiqué une coopération en temps de paix où le ralentissement du rythme de production n’était pas un problème. Il est désormais crucial d’adopter une coopération adaptée à un temps de crise. Les industriels n’avaient jamais eu à accélérer le pas, bénéficiant encore des dividendes de la paix. Prenons l’exemple du missile Aster conçu en temps de paix. Sa conception a mobilisé considérablement la supply chain française et italienne et sa fabrication a duré vingt-deux mois. Aujourd’hui, il est impératif que nous soyons plus réactifs et efficaces. Une des solutions consisterait à délivrer vite et en masse. C’est pour cela que nous travaillons avec l’industrie civile, notamment automobile, capable de s’adapter à des cadences de production très soutenues.
Risques : Comment renforcer concrètement l’efficacité de cette coopération européenne ?
Emmanuel Chiva : Nous devons nous poser la question suivante: qui est le mieux placé pour répondre à nos besoins? Ceci en admettant que la France n’est pas toujours la solution. Dans certains cas, il est pertinent de laisser à d’autres pays le soin de répondre à nos besoins. C’est le cas par exemple de la Suède, avec laquelle nous avons signé une lettre d’intention pour l’achat de deux avions GlobalEye. Inversement, nous pouvons aussi apporter des solutions aux besoins de nos voisins et partenaires. Il y a deux mois le symposium des National Armaments Directors (NADgroup) se tenait à Paris. Il a été décidé à cette occasion d’établir un «catalogue» recensant les capacités existantes au niveau européen et les besoins de chacun. Ce travail devrait permettre de clarifier la contribution que chaque pays peut apporter. La priorité aujourd’hui est d’identifier des projets capacitaires communs à plusieurs pays en identifiant ceux qui sont le plus à même de les porter. Dans ce cadre, je considère que la production sous licence d’un produit technologique de défense étranger en France n’est pas un gros mot.
Risques : Quelle est votre vision de la coopération militaire avec l’Allemagne ?
Emmanuel Chiva : J’ai récemment effectué plusieurs déplacements en Allemagne pour aborder le sujet. J’y ai notamment rencontré Boris Pistorius, le ministre fédéral de la Défense. L’organisation de certains projets industriels est perfectible, mais certains sont prometteurs, à l’image du Main Ground Combat System (MGCS). Ce programme représente l’avenir du combat terrestre et intègre à la fois des engins de combat et un cloud de combat. C’est en quelque sorte l’équivalent du système terrestre de combat du futur. La coopération ne peut être uniquement guidée par l’industrie car nos objectifs industriels ne sont pas identiques à ceux de l’Allemagne. En effet, nous n’avons pas la même BITD. À mon sens, il est indispensable de converger dans la définition des besoins opérationnels de nos forces. Ce qui a permis au MGCS de voir le jour, c’est l’accord des deux armées de terre sur le besoin, la temporalité du projet et la nécessité d’avancer au plus vite pour gagner en efficience.
Risques : Sommes-nous déjà entrés dans une véritable «économie de guerre» ?
Emmanuel Chiva : En 2022, à l’occasion du Salon mondial de la défense et de la sécurité (Eurosatory), le président avait évoqué la nécessité d’entrer dans une économie de guerre. Cette expression peut, naturellement, susciter des inquiétudes. En réalité, elle ne signifie pas que nous sommes en guerre. Elle traduit plutôt la nécessité de se préparer à des défis géostratégiques de taille et à l’éventualité d’un conflit de haute intensité. Surtout, cette expression a créé une dynamique et un état d’esprit adaptés aux circonstances, nous permettant d’obtenir des résultats significatifs. La loi de programmation inédite2024-2030 est venue doter le secteur de la défense d’un budget de 413milliards d’euros sur cette période. Jamais un tel effort n’avait été consenti, et pourtant, cela reste insuffisant face aux besoins actuels. Le conflit en Ukraine est passé par là. Nous avons aujourd’hui des besoins multiples: drones, chars, avions… autant d’armes sophistiquées que d’armements de masse. Au début de l’année 2025, les commandes ont été retardées, en l’absence de budget voté. Cette situation est en train d’être corrigée. Nous sommes désormais en mesure de passer les commandes, nous avons même accéléré les paiements par rapport à l’année précédente. Il faut reconnaître que certains donneurs d’ordre tardent parfois à informer leurs sous-traitants une fois la commande passée ou les paiements effectués, ce qui peut bloquer l’ensemble de la chaîne. À la DGA, nous travaillons à ce que les industriels organisent mieux ces processus pour assurer une meilleure fluidité.
Risques : L’innovation va-t-elle du civil au militaire ?
Emmanuel Chiva : L’innovation circule dans les deux sens. Le domaine militaire est capable de jouer un rôle sociétal assez important sur ce terrain. C’est ainsi que nous avons financé un projet d’impression 3D de peau sur les grands brûlés. Dans le domaine militaire, les grands brûlés représentent 30 % des blessés, contre 3 % dans la société civile. Nous avions donc un véritable enjeu pour être en mesure de greffer nos grands brûlés directement sur le terrain. Nous sommes aujourd’hui en mesure de le faire avec de la peau synthétique et de l’encre biologique, une innovation qui sert aussi bien la société civile que le monde de la défense.
Risques : Quelle place l’ESG peut-elle avoir dans un secteur comme la défense ?
Emmanuel Chiva : Il y a un principe de réalité face à toutes les menaces qui pèsent sur nous. On ne peut imaginer financer la défense sans financer l’armement. Il est nécessaire de changer de logiciel. Il y a un débat récurrent sur l’usage des armes dites «controversées». Je rappelle que la dissuasion nucléaire, qui constitue la clé de voûte de notre système de défense, a pu être qualifiée d’arme controversée. Ma position est claire : les critères ESG doivent intégrer le financement de la défense au sens large, à l’exception des seules armes interdites. Tous les mots ont leur importance.
Risques : Quel rôle peuvent jouer les assureurs dans le financement et la sécurisation des programmes d’armement ?
Emmanuel Chiva : Le total des investissements, directs et indirects, des assureurs français s’élève à 20milliards d’euros. France Assureurs a un rôle essentiel à jouer pour montrer la voie et rassurer les investisseurs. Assurer, c’est rassurer. Si en tant qu’assureurs vous êtes convaincus, vous saurez convaincre les investisseurs et devenir les acteurs d’une véritable réassurance patriotique. Les assureurs ne sont pas seulement des apporteurs de fonds, ils contribuent à donner de la visibilité et de la stabilité à long terme aux industriels de la défense. Il faut parler non pas seulement de défense mais plus globalement de souveraineté. Les assureurs français disposent d’une force singulière. L’ensemble du secteur compte sur votre mobilisation!
Risques : L’exportation d’armes doit-elle rester du ressort exclusif des États ?
Emmanuel Chiva : Je tiens à rappeler le principe suivant: l’interdiction de l’exportation du matériel d’armement. Autrement dit, ce n’est qu’à titre dérogatoire que de telles exportations sont possibles. Cette procédure relève de la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre(CIEEMG), placée sous l’égide du Premier ministre. Je ne vois pas pourquoi nous laisserions la Commission européenne faire du contrôle export en matière d’armement alors que la procédure actuelle fonctionne bien et qu’elle préserve notre souveraineté. C’est une ligne rouge à ne pas franchir, le gouvernement l’a encore rappelé récemment.
Risques : Quels sont les enjeux du secteur en termes d’attractivité et de recrutement ? Comment les renforcer ?
Emmanuel Chiva : Pour œuvrer en faveur de notre autonomie stratégique, nous avons besoin de femmes et d’hommes, principalement des ingénieurs et des scientifiques. En dix ans les missions de la DGA se sont étoffées à hauteur de 50 %. Or, notre effectif n’a crû que de 10 %. Ce rythme n’est pas soutenable. Parallèlement, le nombre d’étudiants choisissant des carrières scientifiques diminue. La France est pourtant une grande nation de mathématiques, de science et d’ingénierie : pas moins de treize médailles Fields ont été attribuées à des Français. Nous disposons d’un potentiel immense, comme le montrent les technologies de pointe que nous produisons : porte-avions, lanceurs, avions de chasse, missiles, etc. C’est un travail collectif que nous devons poursuivre pour attirer davantage de talents et les fidéliser. Aujourd’hui, notre objectif est clair : doter les 10 000 emplois à pourvoir ou à créer pour soutenir le développement de notre BITD et assurer notre souveraineté. C’est un chantier collectif, que nous menons avec France Travail, où chaque talent compte.
