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Risques et solutions – Assurance : segmenter sans discriminer

Posté par Pierre-Charles Pradier | juin 2025 | Article, N° 142

Risques et solutions – Assurance : segmenter sans discriminer

Voila bientôt quarante ans, le 24 mars 1986, Time (qui tirait alors à près de cinq millions d’exemplaires par semaine) publiait sa fameuse couverture « Sorry, America, your insurance has been cancelled »1. La crise de l’assurance de responsabilité était devenue patente, et comme le montrait Pamela Davis, ceux qui avaient le plus besoin de l’assurance n’avaient pas les moyens de faire face à la hausse des tarifs2. Les mairies des villes modestes ne pouvaient plus organiser de centres aérés pour leurs enfants, les écoles des quartiers défavorisés devaient renoncer à utiliser leur terrain de sport de peur d’un accident, etc. Au-delà du secteur social, les entreprises commerciales dont les modèles économiques étaient fragiles pouvaient aussi disparaître : un ouvrage récent montre par exemple que les salles de cinéma monumentales de l’âge d’or ont fermé à cause de la crise de l’assurance de responsabilité3. Disparus, les trésors d’architecture art déco ou de fantaisies néo-égyptiennes ! L’exclusion économique des mauvais risques met à mal le projet d’une société assurantielle comme la rêvait François Ewald. Quelques années plus tard, dans un article intitulé « Qu’est-ce qu’une crise de l’assurance ? Le cas des États-Unis4 », Denis Kessler prenait du recul en passant de l’émotion à l’interprétation. Il décrivait des causes externes : l’augmentation des catastrophes naturelles, la hausse des coûts qui accompagne le développement, les dérives de la responsabilité civile, mais aussi un cycle endogène et l’insuffisance d’une régulation alors plus occupée à encadrer vainement les tarifs qu’à aplanir le terrain où joue la concurrence et à doter le contrôle d’instruments de supervision utiles et d’outils d’intervention efficaces.

Le texte de Kessler est frappant, car les causes qu’il évoque sont encore à l’oeuvre dans le monde d’aujourd’hui, sans pour autant que les assureurs français fassent faillite ni que le défaut d’assurance menace les équilibres socioéconomiques du pays : si on suit l’auteur, ce serait à mettre au crédit des régulateurs. Denis Kessler ne dit rien d’une différence manifeste entre les deux côtés de l’Atlantique : ici, on considère volontiers que l’assurance s’adresse à tous. Mais cet équilibre d’assurance universelle est vulnérable car il suppose que tous jouent le jeu. L’expérience a prouvé qu’ouvrir le marché aux rapaces pouvait le déstabiliser : quand des trublions cassent les prix pour attirer les bons risques et s’en vont sans avoir réglé les indemnités dues, ils pénalisent non seulement les fonds de garantie mais aussi l’assurabilité des plus fragiles. Ce fut le cas il y a dix ans avec la décennale construction, on parle aujourd’hui des assurances de dommage collectivités locales. Et demain, FiDA nous donnera peutêtre l’occasion de voir les faux-nez des géants du numérique démutualiser les marchés de particuliers avant de jeter l’éponge, selon l’usage établi par ceux qui les ont précédés. Il serait heureux d’arrêter cette entreprise idéologique avant qu’elle ne fasse des dégâts bien réels. Les tensions contemporaines autour de l’assurabilité en France, contrairement à la crise américaine des années 1980, ne révèlent pas une crise économique de l’assurance mais une fragilité symbolique. En effet, au terme des « noces du risque et de la politique » qu’Ewald et Kessler chantaient dans Le Débat pour conclure le siècle passé, l’assurance s’est trouvée enrôlée dans les interventions publiques. Elle est désormais l’instrument par lequel les politiques tiennent leurs promesses d’État-providence universel, mais aussi d’État-pilote de l’économie à travers une politique d’investissement dont il n’a pas lui-même les moyens. Le passif du secteur garantit l’indemnisation des victimes tandis que l’actif construit un avenir meilleur pour toutes et tous. Et comme on n’est pas à un paradoxe près, il paraît maintenant aussi inconcevable d’exclure des personnes ou des communautés du droit à bénéficier de l’indemnisation – cela serait discriminatoire – qu’il est souhaitable de « sortir » des industries inconvenantes en n’investissant que dans les activités légitimes en vertu d’une sorte de discrimination positive.

Entre discriminations légitimes et illégitimes, l’assurance est au coeur des choix de société, et si les Français ne la considèrent pas encore comme un acquis social, c’est parce qu’elle se paie explicitement avant de rendre service. Nous avons été mal habitués en croyant qu’on pouvait tout donner à tous sans que cela ne coûte rien à personne. Et justement : l’assurance nous offre de sortir de cette illusion. Non seulement parce qu’elle est astreinte par nature à l’équilibre financier, mais encore parce qu’elle s’est donné les moyens de penser la discrimination et les moyens d’y remédier. Ces moyens ne sont pas seulement des concepts théoriques : la belle histoire de la mutuelle des motards nous enseigne que les discriminés entreprenants peuvent s’assurer mutuellement tout en oeuvrant à la réduction de leurs risques. La théorie n’en reste pas moins nécessaire et piquante : Arthur Charpentier prouve rigoureusement que l’aveuglement aux discriminations ne permet pas de les faire disparaître, mais seulement de les cacher.

Remarquons pour finir que si le secteur de l’assurance a développé des outils d’analyse des discriminations et de remédiation, le politique n’attend pas une conversation éclairante ou des idées brillantes mais des résultats. C’est en cela que ce côté-ci de l’Atlantique s’éloigne chaque jour de l’autre, puisqu’on croit encore ici que « le progrès ne vaut que s’il est partagé par toustes » : quel honneur de relever ce défi !


Notes

  1. https://content.time.com/time/covers/0,16641,19860324,00.html
  2. Pamela Davis. 1987. Nonprofit Organizations and Liability Insurance: Problems, Options, and Prospects. Conrad N. Hilton Foundation and California Community Foundation occasional paper. Téléchargé de : https://insurancefornonprofits.org/thesis/
  3. Voir l’ouvrage de Matt Lambros, Cinémas abandonnés aux USA (Jonglez éditeur), qui mentionne explicitement la hausse des tarifs d’assurances comme cause de fermeture.
  4. Revue d’économie financière, n°20, 1992. Le financement des entreprises. pp. 127-148.

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