Un secteur à part entière
La Défense. Ce terme parle à tous mais ne revêt pas nécessairement de définition économique unique. Nous avons tous en tête quelques noms de grands donneurs d’ordre privés ou semi-publics qui travaillent d’une manière ou d’une autre pour notre « défense », l’intégrité de notre territoire, de nos vies et de nos biens en tant que nation. Ce secteur pas comme les autres a ses secrets technologiques. Il dépend étroitement de la commande publique tout en exportant dans le cadre d’une concurrence internationale féroce (3e exportateur mondial derrière les États-Unis et la Russie). Jamais totalement privé, jamais totalement public – «dual» diront certains (technologies civiles et militaires), « protéiforme » diront d’autres (espace, cybersécurité, transport, transmission, etc.). Il échappe aux cases habituelles (industrie ? numérique ? transport ? télécom ? aérien ?) et n’a pas de référence sectorielle spécifique sur les marchés financiers (sujet important lorsqu’il s’agit de combler des besoins de financement par le secteur privé).
Et pourtant personne ne nie à la fois son rôle et son poids dans l’économie : neuf grands donneurs d’ordre – Airbus Defence and Space, ArianeGroup, Arquus, Dassault Aviation, MBDA, Naval Group, KNDS, Safran, Thales), 4 000 PME dont 1 000 classées «stratégiques» par la direction générale de l’Armement (DGA), 30 milliards d’euros de chiffre d’affaires dont 35% à l’export, 210 000 emplois, second budget de la France derrière le poste de la dette et juste devant l’Éducation Nationale, selon les données de la DGA. La fameuse base industrielle technologique de défense (BITD) – dont l’acronyme, avouons-le, était inconnu à beaucoup avant la guerre en Ukraine – est donc sans conteste un poids lourd et un fleuron de la France, y compris au niveau international. Une telle empreinte économique ne peut évidemment laisser indifférent le monde de l’assurance. Ce dernier n’a pas attendu les conflits récents pour s’y intéresser et l’accompagner dans son développement. Si au passif il se traite comme un risque extrême, à l’actif le secteur se retrouve – il faut bien le dire – tiraillé entre, d’un côté, une nécessité évidente de protéger et financer notre souveraineté, et de l’autre, des exigences sociétales d’investissement socialement responsable de plus en plus prégnantes.
Un passif qui a su s’adapter
Au-delà des couvertures d’assurance traditionnelle accompagnant les entreprises de la BITD se trouve en toile de fond le risque de guerre. Ce dernier est exclu des contrats d’assurance. Nous ne déclarons toutefois plus la guerre. Les conflits existent bien – avec les tristes décès associés – mais la France n’a plus déclaré la guerre dans les formes depuis 1939 (même chose pour la plupart des autres pays). À défaut de guerre déclarée, le caractère exceptionnel des événements conduit à faire jouer les clauses d’exclusion dans certains cas de conflits. Les assureurs ont toujours des difficultés à tarifer des risques extrêmes, concentrés – surtout si la réassurance n’est pas disponible derrière. Mais le secteur a de la ressource et a trouvé des solutions. Le Garex est là pour assurer la continuité de l’activité maritime et transport en cas de faits de guerre. Et l’AGPM est là pour assurer de son côté la santé et la prévoyance de nos militaires en opérations extérieures, y compris en cas de guerre déclarée – spécificité majeure de cette mutuelle.
Un actif à la croisée des chemins
Soyons pragmatiques (ou cyniques). De quels montants provenant du secteur privé le monde de la défense a-t-il besoin pour se développer ? (car ne nous trompons pas de débat, ce sont bien nos impôts qui financeront durablement notre défense, qui est avant tout un bien public). Le ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, Éric Lombard, estimait récemment que « les entreprises auront besoin d’à peu près 5 milliards d’euros de fonds propres, de capitaux nouveaux, d’argent des investisseurs publics et privés afin d’augmenter les chaînes de production et de se développer »1. Ainsi, les investisseurs publics français, notamment la Caisse des dépôts (CDC) et Bpifrance, mobiliseront 1,7 milliard d’euros en capital, avec l’ambition d’atteindre 5 milliards grâce aux co-investissements privés. Soit un peu plus de 3 milliards d’euros à apporter par le secteur privé. Facile a priori – une goutte d’eau au regard des capacités de l’industrie de l’assurance (2 700 milliards d’euros d’actifs sous gestion à la fin de 2024 selon la Banque de France). D’autres argueront que cela suppose que la loi de programmation militaire (LPM) soit suffisamment ambitieuse en parallèle – et sur tout pérenne – pour soutenir la dynamique globale (pour rappel, la LPM 2024-2030 prévoit 268 milliards d’euros d’investissements dans les équipements militaires au sein d’une enveloppe globale de 413 milliards d’euros pour l’ensemble des armées. Sans parler des fonds européens (Banque européenne d’investissement, Europe) qui se mobilisent.
Au-delà des besoins de fonds propres, ne s’agit-il pas également de réfléchir à la nature des financements ? Dans un secteur constitué de quelques grands donneurs d’ordres et d’une cascade de sous-traitants peu diversifiés aux marges faibles, ne faut-il pas traiter le sujet du besoin en fonds de roulement de manière prioritaire ? N’y a-t-il pas non plus un agenda politique à traiter ? Au fond, ce n’est pas tant le montant apporté par le secteur privé qui est essentiel mais le lien que le monde de l’assurance peut créer entre l’industrie de la défense et les citoyens, en proposant à ces derniers d’investir via leur assurance-vie dans ce domaine. Fonds BPI accessible aux particuliers, LDD/S, livrets d’épargne, unités de compte « militaire » : les initiatives surgissent. “Last but not least” : comment concilier financement de l’armement et investissements socialement responsables ? Les avis divergent, les prises de positions peuvent être virulentes, les dialogues se rompre ou ne tout simplement pas exister, la puissance publique et le régulateur s’en mêler. En tout état de cause, ne soyons pas naïfs et soyons conscients que la place qui ne serait pas prise par les financeurs français (ou européens) le serait par d’autres, au risque d’une perte de souveraineté en la matière. Car c’est bel et bien de cela dont nous parlons lorsqu’il s’agit de défense – de notre souveraineté en tant que nation.
Notes
- Le Monde, 20 mars 2025.
