Le monde a connu de très nombreuses mutations depuis le début les années 2000. Les emplois de service ont continué à se développer aux dépens des emplois industriels artisanaux et de l’agriculture. La protection du travail s’est renforcée, même si les lois «Macron El Khomri» ont pu donner l’impression opposée. Le chômage a reflué à des niveaux historiquement bas, non observés depuis le début des années 1980 : grâce notamment à la procédure de rupture conventionnelle introduite par ces lois, le coût du travail a continué à croître sans connexion claire avec la productivité. Le poids de la population âgée de plus de 64 ans par rapport à la population de 21 à 64 ans, potentiellement active, s’est dramatiquement alourdi, passant de 30 à 40 % et rendant le financement de la retraite à 64 ans hasardeux. L’intelligence artificielle a fait apparaître de nouveaux risques, potentiellement catastrophiques. Ces évolutions constituent, à elles seules, des défis majeurs pour l’assurance.
D’autres évolutions fondamentales sont venues s’ajouter à cette liste. La frontière entre la vie privée et la vie professionnelle est devenue beaucoup plus poreuse que par le passé, avec tous les problèmes que cette porosité pose pour la définition des responsabilités, comme en témoigne la montée des conflits entre salariés et entreprises autour des arrêts de travail ou sur le thème de la santé mentale. L’un des facteurs essentiels de cette porosité tient au télétravail, même si celui-ci a eu tendance à reculer aux cours des derniers mois, un peu partout dans le monde. Enfin, la jurisprudence est venue ajouter à la porosité de la frontière entre responsabilité individuelle et responsabilité professionnelle. Le recours du juge à la statistique, loin de clarifier cette frontière, l’a rendue à la fois plus opaque et plus arbitraire, mais aussi plus aléatoire en raison des difficultés du juge à apprécier les compétences d’experts statisticiens dont les conclusions fantaisistes, voire tout simplement erronées, ont pu trouver devant les tribunaux des oreilles parfois complaisantes.
Globalement, ces mutations, loin de réduire les risques couverts par les assureurs, les ont accrus, et de façon parfois très aléatoire. Le mauvais partage des responsabilités entraîne des conséquences fortement négatives sur les incitations à la précaution et positives sur les incitations à la prise de risque. Le renforcement de l’asymétrie de traitement social des entreprises par rapport aux salariés s’est traduit par un risque élevé de recours au principe de «deep-pocket», qui consiste à condamner financièrement les agents qui disposent de capacités financières, en général les entreprises, qu’elles soient ou non économiquement fragiles. Enfin l’impéritie des gouvernements successifs et la perte de contrôle des finances publiques a incité à renvoyer, silencieusement, sans mot dire et sans permettre aux assureurs de se préparer, les responsabilités financières de la sécurité sociale vers l’assurance privée.
Au total, les mutations du travail, si elles ont permis de clarifier certaines situations, comme c’est le cas avec la rupture conventionnelle du contrat de travail, ont dans l’ensemble déstabilisé l’assurance du monde du travail, soit en accroissant de façon impromptue ses charges, soit en incitant plus systématiquement à la prise de risque. Qu’on ne s’y méprenne pas : cela ne veut pas dire que l’assurance a été incapable de s’adapter à ce nouvel environnement. Elle s’est au contraire rapidement et, finalement, correctement adaptée, mais au prix d’un accroissement significatif du coût du risque et du coût de sa protection.
Le dossier présenté ici tente de cerner les mutations les plus importantes du travail, et en particulier celles qui sont en lien avec le développement de l’intelligence artificielle ; d’analyser les défis de la santé au travail, notamment de la santé mentale ; enfin, de prendre la mesure de la montée des prestations de prévoyance et de la gestion des risques d’arrêts du travail.
