Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi et Daniel Zajdenweber
Risques : Dans un contexte marqué par des mutations profondes, que ce soit sur le plan économique, géopolitique, ou encore social, quel rôle peut jouer le mutualisme pour protéger au mieux les Français ?
Éric Chenut : Le bouleversement géopolitique actuel vient clore la parenthèse enchantée que nous connaissions depuis une trentaine d’années. Mais, avant ce changement de paradigme des rapports de force entre puissances, nous étions déjà confrontés à une triple transition, écologique, démographique et numérique, avec des conséquences épidémiologiques, économiques, sociales et démocratiques majeures sur nos sociétés. Résolument moderne et porteur de sens, je pense sincèrement que le mutualisme est capable d’apporter des réponses solides et durables à ces défis.
Contrairement à ce que certains affirment, je ne crois pas que nous traversions simplement une crise. Nous faisons face à des mutations profondes qui rendent impossible un retour au monde d’avant. Dans ce contexte, le rôle du mutualisme est clé : montrer qu’il y a des solutions fondées sur la solidarité, la mutualisation des risques, et sur une certaine idée de l’émancipation. Plus qu’un simple rempart face aux incertitudes, il constitue un modèle d’organisation pérenne et capable d’apporter des réponses adaptées aux besoins de chacun.
Le mutualisme, c’est aussi une manière participative et démocratique d’entreprendre de façon pleinement engagée au service de l’intérêt général, qui permet d’innover pour adapter la protection sociale aux besoins objectivés et en préserver l’efficacité. Aujourd’hui, ce modèle permet un accès effectif aux soins avec un reste à charge des plus bas en Europe. Son efficacité se vérifie concrètement : en France, les dépenses de santé s’élèvent en moyenne à 11 euros par personne et par jour, contre 22 euros aux États- Unis, avec une espérance de vie meilleure dans notre pays, et surtout dans un cadre plus juste et plus solidaire.
Mutualistes, nous avons la responsabilité de porter avec détermination ce modèle qui allie utilité sociale, rigueur économique et engagement collectif.
Risques : De plus en plus de sociétés d’assurance disposent par ailleurs de mutuelles. Nous assistons à un métissage des structures. Est-ce que cela prive le modèle mutualiste de sa particularité ?
Éric Chenut : Au contraire, je reste convaincu que cette hybridation est bénéfique : ces différents mondes communiquent et s’enrichissent mutuellement. À nous d’agir en mutualistes, de faire mutualité. Ainsi, avec Thierry Martel, président de l’Association des assureurs mutualistes (AAM), nous avons créé une coupole mutualiste pour favoriser ce dialogue. Son principe est simple : instaurer un espace de débat commun entre la Mutualité française et l’AAM. C’est ainsi que nous avons mené ensemble des réflexions stimulantes sur des enjeux d’avenir pour notre société, tels que l’assurabilité des risques, les enjeux européens, l’impact du numérique, ou encore le vieillissement de la population. Ces échanges ont permis d’élargir notre champ de réflexion et de renforcer notre vision collective.
Ce métissage des structures prouve que le modèle mutualiste reste non seulement d’actualité, mais qu’il est aussi perçu comme une réponse adaptée face à la complexité des enjeux que doit traiter notre société. Quoi qu’il en soit, je suis opposé à la fusion du Code de la mutualité et du Codes des assurances car elle reviendrait à nier la spécificité propre à l’assurance en mutualité.
Risques : Dans le cadre des discussions avec le gouvernement sur des sujets majeurs tels que la protection sociale, quelle approche la Mutualité française privilégie-t-elle ?
Éric Chenut : Depuis le début de mon mandat, je défends l’idée qu’il faut que nous sortions du carcan budgétaire annuel pour adopter une approche pluriannuelle de la protection sociale. Ce point de vue est d’ailleurs partagé par d’autres fédérations et acteurs du secteur, comme France Assureurs, le Centre technique des institutions de prévoyance (CTIP), ou encore certaines fédérations hospitalières, et nous nous en félicitons. Le cadre budgétaire actuel, trop rigide, ne permet ni une action publique efficace, ni une vision de long terme pour la protection sociale, qui ne peut s’accommoder de la règle de l’annuité budgétaire. En matière de protection sociale, il est indispensable d’inscrire l’action à moyen et long termes si l’on veut permettre aux Français d’être en meilleure santé le plus longtemps possible. Les discours gouvernementaux vont aujourd’hui dans ce sens, avec une volonté affirmée d’envisager les mesures et les actions de manière pluriannuelle, fondées sur des objectifs partagés, mesurables et quantifiables. J’espère que ces déclarations, que je salue, se concrétiseront. Nous célébrons cette année les 80 ans de la Sécurité sociale, un anniversaire qui invite à renouer avec son esprit originel, à savoir que la protection sociale est en quelque sorte le patrimoine de ceux qui n’en ont pas. Ce sujet dépasse les clivages partisans et appelle à rechercher des consensus. Dans nos négociations avec le gouvernement, nous restons fermes et engagés sur un certain nombre de sujets : la prévention personnalisée, la fraude, la lutte contre la financiarisation ou la pertinence des prescriptions. Voilà des priorités sur lesquelles nous devons trouver un terrain d’entente, car c’est notre intérêt commun.
Risques : Quel regard portez-vous sur les difficultés auxquelles se heurte notre modèle social ?
Éric Chenut : Si notre modèle social traverse une période agitée, c’est avant tout le résultat de décisions contestables. Nous ne sommes pas face à une crise économique comparable à celle de 2008 mais à un problème de définancement qui résulte de choix politiques qui n’ont pas été explicités à l’opinion publique. Cette absence de transparence rend la situation d’autant plus regrettable que cela pourrait laisser à penser que le déficit est inéluctable.
Selon moi, l’un des enjeux majeurs réside dans l’inefficience de nos dépenses de santé. Nous devons remettre en cause la Charte de la médecine libérale de 1927, qui n’est plus du tout adaptée à notre société et à l’augmentation des publications scientifiques ou médicales que personne ne peut lire dans leur intégralité tout en exerçant. Des soins redondants, ainsi que le niveau de soins inadéquats, pèsent lourdement sur notre système. Face à la hausse inexorable des dépenses de santé liée au vieillissement de la population et aux innovations thérapeutiques, il est nécessaire d’activer des leviers d’efficience en harmonisant par exemple les prescriptions à partir des préconisations de la Haute Autorité de santé, sans quoi nous allons au-devant de grandes difficultés quant à la soutenabilité de la protection sociale.
Risques : En quoi le vieillissement est-il un défi majeur ?
Éric Chenut : Bien souvent, et je le regrette, notre pays a tendance à se diviser sur des sujets alors que, d’un point de vue macroéconomique, la situation est soutenable et nous avons les moyens d’agir. De ce point de vue, l’exemple des retraites est édifiant. La focalisation sur l’âge de départ est une erreur, comme cela a été le cas en 2023. Ce sujet, loin d’apaiser les tensions, ne fait que les attiser. Certains métiers, trop pénibles, ne peuvent être exercés jusqu’à 62 ans. On prend souvent l’exemple des pays d’Europe du Nord pour justifier un report de l’âge légal mais on oublie de préciser qu’ils ont adopté des mesures pour améliorer les conditions de travail et permettre aux salariés exerçant des métiers pénibles de se reconvertir dès 45 ans. En réalité, le levier le plus puissant pour garantir l’équilibre des retraites, c’est le nombre d’annuités et le taux d’emploi.
Le vieillissement – et en particulier la dépendance – reste un défi de taille pour nos sociétés. Nous procrastinons depuis trop longtemps sur cette question, alors qu’il est illusoire de vouloir faire croire à la population que nous pourrons y répondre sans y allouer davantage de ressources. Les prévisions montrent que le nombre de personnes en situation de dépendance va doubler d’ici à 2040/2050. Sans compter que les dépenses de santé des seniors de 75 ans et plus sont 4,5 fois supérieures à celles des 30/50 ans. Sans dispositifs adaptés, nous n’y arriverons pas. Il faut donc se poser la question du financement : soit on considère que la réponse ne peut être que publique (État et collectivités locales), soit on tient compte de la réalité des finances publiques et on envisage une participation des Français à cette couverture.
Dans une approche à la fois réaliste et solidaire, nous avons construit ensemble – Mutualité française et France Assureurs – une offre de couverture dépendance reposant sur un principe simple : tout le monde protège tout le monde. Chacun consent à contribuer à hauteur de quelques euros de plus chaque mois, avec la perspective de protéger ceux qui sont déjà en situation de dépendance. Ce type de mécanisme par répartition solidaire mutualisée est porteur de sens et montre que les assureurs et les mutualistes sont capables de trouver des solutions d’intérêt général. Autre intérêt de cette solution immédiatement efficace : elle ne pèse pas sur les finances publiques.
Risques : D’aucuns souhaiteraient que la Caisse nationale de l’Assurance Maladie prenne en charge la totalité des charges de santé. Est-ce toujours d’actualité ?
Éric Chenut : Certains sont favorables à une étatisation de la protection sociale. D’autres, a contrario, sont cyniques : sous couvert de promouvoir « la grande Sécu », ils veulent en fait arriver à la totale libéralisation du système, considérant que l’État ne pourra pas en assumer le coût. Pour notre part, nous croyons en une troisième voie, celle de l’Économie sociale et solidaire, du paritarisme qui adapte des couvertures aux besoins des personnes. Nous défendons une approche pragmatique et équilibrée. Autrement dit, nous considérons que la solidarité doit être contrebalancée par une responsabilité individuelle et collective. Cela nous impose d’être pédagogues et d’expliquer aux assurés sociaux combien coûte globalement notre système de santé et quelle est la part qui leur est spécifiquement allouée. Oui, il est possible d’informer les Français sans les culpabiliser. Cette position traduit l’essence même du mutualisme : un projet de société au sein duquel tout le monde protège tout le monde.
Risques : Quid de la transition écologique ? Comment le modèle mutualiste peut-il y apporter des réponses ?
Éric Chenut : Construire un monde durable est une priorité. D’autant plus que nous connaissons l’impact significatif des polluants, pesticides, et autres perturbateurs endocriniens sur la santé des Français.
En matière de transition écologique, il y a une autre question que l’on devrait se poser : pourquoi ne pas adopter le principe pollueurpayeur ? Aujourd’hui, certaines entreprises réalisent des profits en développant des activités dont on sait pertinemment qu’elles sont délétères pour la santé publique. Pourquoi serait-ce à la protection sociale d’assumer le coût de réparation ? Pourquoi ces acteurs économiques ne financeraient-ils pas les externalités négatives induites par leurs activités ?
C’est un choix de politique publique qu’il faudra assumer. Nous devons aussi aller plus loin dans la décarbonation de notre économie, ce qui impliquera une adaptation de notre appareil de production et de nos modes de consommation face aux enjeux écologiques. Ce chemin sera long mais il est incontournable.
Notre priorité aujourd’hui est de continuer de nous engager pleinement dans la prévention en accompagnant au mieux nos concitoyens tout au long de la vie sur ces sujets. Nous le faisons, par exemple, avec le label Écolo crèche que nous avons mis en place avec Label Vie. Dans ce cadre, nous formons les professionnels des crèches mutualistes aux pratiques les plus adaptées aux exigences environnementales et oeuvrons à endiguer l’utilisation de substances nocives. C’est en nous appuyant sur ce travail de prévention que nous parviendrons à réduire les risques à long terme.
Risques : Quel rôle peut jouer le numérique dans la logique mutualiste ?
Éric Chenut : C’est une question fondamentale. Je suis convaincu que l’on peut construire un numérique au service de l’humain. Une bonne utilisation des données peut ainsi constituer un formidable levier pour orienter nos concitoyens vers le bon soin au bon moment ou encore aller plus loin dans la prévention personnalisée. Cela dit, je reste lucide sur ces outils et sur le fait qu’ils peuvent segmenter et donc mettre à mal les solidarités. Tout dépend de l’intention initiale et des choix opérés. En effet, la segmentation à outrance est mortifère pour l’assurance. L’enjeu de l’assurance est de renforcer la mutualisation collective des risques, pas de la fragmenter.
Par ailleurs, bien utilisées, les données peuvent offrir des leviers d’efficience, permettant d’orienter vers le bon soin au bon moment, d’éviter des pertes de chances, afin de maintenir des niveaux de cotisation soutenables et assumables.
Risques : Face à un individualisme grandissant, quel avenir pour le mutualisme ?
Éric Chenut : Je ne crois pas que nous soyons dans un monde de plus en plus individualiste. Ce qui est certain, c’est que la narration que l’on propose à nos concitoyens ne facilite pas une approche collective des enjeux. Toujours est-il que lorsque des catastrophes naturelles ou des drames frappent notre pays, les Français font preuve d’une solidarité spontanée.
Je préfère au terme d’individualisme celui d’individuation. Chacun souhaite être lui-même tout en s’inscrivant dans des collectifs, quelquefois multiples. Aujourd’hui, les carrières sont moins linéaires qu’auparavant, de même que la vie de famille est plus fragmentée qu’autrefois. Il nous faut bâtir des réponses solidaires au moyen de couvertures assurantielles adaptées à l’évolution des comportements mais aussi aux nouveaux risques. Le mutualisme peut être un catalyseur pour réconcilier humanisme et universalisme : l’universalisme sans humanisme porte un risque d’uniformité qui n’est plus accepté, l’humanisme sans universalisme emporte la limite du communautarisme. Par notre gouvernance démocratique, nous avons la capacité de capter les signaux faibles et de construire des réponses durables aux besoins de nos concitoyens.
Le mutualisme n’a pas pour seule vocation de répondre à un cahier des charges, mais aussi de réinterroger sans cesse l’existant afin d’alimenter le débat public sur la santé et la protection sociale. Nous ne devons surtout pas devenir des gestionnaires notariés du passé. Avant tout, nous devons anticiper les besoins de demain pour que les euros mis en commun aient la meilleure empreinte économique, sociale et environnementale. Je suis assez confiant : depuis plus de cent-vingt ans nous avons su nous adapter à toutes les situations. Je suis serein quant à l’avenir du mutualisme, que les vents soient contraires ou non.